Quand la conseillère a levé la tête de son ordinateur pour lui annoncer qu'il remplissait les conditions pour profiter du
“décret Hollande” dès avril 2014 et échapper au relèvement de l'âge légal à 62 ans, Patrick a eu envie de sauter par-dessus le guichet et d’embrasser tous les agents présents tant il était soulagé et heureux d'être libéré à 60 ans des chaînes de son usine. Puis il s’est souvenu qu’il n’avait
«ni l’âge ni la santé» pour un tel élan.
Il avait poussé la porte de sa caisse de retraite avec un épais classeur sous le bras qui contenait ses presque 164 trimestres soit 41 années de cotisation et de labeur, à
Nersac à quelques kilomètres d'Angoulême en Charente au sein du groupe
Saft, champion français des batteries. Il savait qu'il était
«dans les clous», qu'il avait notamment travaillé au moins cinq trimestres avant la fin de l'année civile de ses 19 ans.
Patrick, 59 ans dont 40 de carrière pénible © Rachida El Azzouzi
Mais il avait
« la boule au ventre », peur
«de l'administration qui fait toujours des problèmes», et que ce jour-là,
«sait-on jamais, Hollande retire la seule promesse qu'il a tenue depuis son élection !». Patrick a voté aux deux tours de la présidentielle pour le retour de la gauche. Parce qu'il est de ce bord mais principalement parce que les socialistes avaient participé au gigantesque mouvement social contre la réforme Woerth il y a trois ans et que François Hollande s’était engagé s’il était élu à corriger au moins une injustice en rétablissant la retraite à 60 ans pour ceux qui ont démarré très tôt.
Cinq ans que cet ouvrier de la métallurgie ne parle et n'attend que ça, la quille, épuisé mentalement et physiquement par quatre décennies de pénibilité au travail, de gestes répétitifs, d'horaires décalés et de surexposition au cadmium, ce métal blanc, extrêmement toxique, qui sert à fabriquer les batteries.
«Plus le bateau de la retraite approchait» et plus Patrick avait
«l'impression qu'il s'éloignait sans parvenir à lui courir après», à force de réformes (1993, 2003, 2010), toutes synonymes de réduction des droits, de durcissement des conditions d’accès à la retraite.
Véronique © Rachida El Azzouzi
Dans le local des syndicats où il est venu se renseigner sur l’avancée du projet de la direction de céder leur usine et ses 329 salariés pour l'euro symbolique à un repreneur qui n'aurait pas de cash
(lire notre enquête), il déroule ses quarante ans de trois-huit qui ont participé à son divorce au bout de trente ans de mariage, et sa
«peur» de voir une énième réforme des retraites se profiler:
«On va encore pénaliser les mêmes, les travailleurs, les pauvres, actifs, retraités, surtout pas les riches, les patrons du CAC 40.»Patrick ne veut pas croire ce qu’il a entendu au journal télévisé, que le gouvernement envisagerait de porter la durée de cotisation à 43, 44 ans, alors qu’il n'y a pas si longtemps encore, il fallait cotiser 37,5 annuités.
«S’ils font cela, c’est la mort avant la retraite pour les copains. C’est une blague des socialistes ou c’est le retour de Sarkozy ?» demande-t-il aux camarades en enlevant ses lunettes pour se frotter les yeux.
« On dit que l’espérance de vie s’allonge mais pas la nôtre »Dans les ateliers où le climat social et le moral sont plombés par le bras de fer engagé il y a un an entre la direction et les syndicats autour de la cession du site, cette nouvelle épée de Damoclès qui plane sur les retraites est devenue l’un de leurs principaux sujets de conversation et de préoccupation à l’heure de la pause.
Avec toujours cette même interrogation en suspens:
«Vont-ils enfin mettre en place une vraie politique de pénibilité pour les métiers comme les nôtres ?» Et ce sentiment d’injustice qui prédomine :
«On dit que l’espérance de vie s’allonge, mais pas la nôtre. On ne prend pas en compte les inégalités sociales, le fait qu’un ouvrier meurt plus vite qu’un cadre », déplore Patrick.
Gérard Queylard, le secrétaire du CCE, et Jean-Jacques Serbuisson (de dos) du CHSCT© Rachida El Azzouzi
«Ici, dès qu’on passe la cinquantaine (la moyenne d’âge de l’usine), on ressemble à des citrons pressés, sans jus et on ne parle et ne pense qu’à partir en retraite. On se demande tous si on va fêter nos soixante ans et profiter de nos petits-enfants tellement on est usés prématurément», abonde Gérard Queylard, le secrétaire du comité central d’entreprise, délégué CGT, qui connaît
«peu d’anciens qui vont au-delà de leurs soixante-dix printemps».Il a conservé les banderoles
«anti-Sarko» de 2010 et prévient:
«On est prêts à reprendre la rue. On aura juste à écrire Hollande à la place de Sarkozy sur les pancartes et on aura moins de difficultés à mobiliser que pour le PSE déguisé de la direction ou l'ANI (l’accord interprofessionnel sur l’emploi- ndlr)
. La retraite, c’est fédérateur.» Les camarades présents acquiescent, soudainement enthousiastes alors que l’ambiance est à la déprime.
Jean-Jacques Serbuisson, secrétaire CGT du CHSCT© Rachida El Azzouzi
« Avant, on faisait des luttes pour gagner quelque chose; aujourd’hui, on fait des luttes pour ne pas perdre nos droits à l’emploi, à la retraite, à une bonne santé», constate dans un soupir Gilles, 54 ans dont 33 de maison. Il appréhende les prochaines élections,
« lorsque les ouvriers qui ont voté pour la gauche voteront FN», et regrette d’avoir voté et appelé à voter Hollande:
«Il fait comme ses prédécesseurs, tout pour que notre fin de carrière coïncide avec notre fin de vie.»Car si Patrick et quelques autres dans l’usine ont la chance de passer entre les gouttes et de bénéficier du
«décret Hollande» en guise de
«réparation» d’une carrière pénible, ce n'est pas le cas de bien des collègues.
«Je fais des envieux», avoue sans fierté Patrick, reclassé à la maintenance après avoir été reconnu en janvier 2012 inapte aux postes exposés au cadmium, l’aboutissement d’un combat de longue haleine des instances du personnel, comme l’a raconté
ici Mediapart.
Ils sont 30 % à être concernés par cette inaptitude. Dans cette usine où pendant plus de trente ans, on a manipulé et accumulé dans les organismes ce métal toxique sans aucune protection alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en pointait
les dangers dès 1973 et que les pathologies liées au cadmium figuraient la même année au tableau des maladies professionnelles de la sécurité sociale, on les appelle
«les cadmiés».Leur vœu le plus cher ?
« Que la direction annule son projet de cession et mette en place un plan de départs anticipés pour profiter des quelques années qui nous reste à vivre », explique Jean-Jacques Serbuisson, secrétaire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Et ce n’est pas le dispositif de compensation au titre de la pénibilité mis en place lors de la réforme de 2010 qui va offrir un doux répit à ces générations qui n’ont connu que des cadences éreintantes
(lire par ailleurs notre article).
Alain, 55 ans, ne voit pas le bout du tunnel © Rachida El Azzouzi
«Ce dispositif, c’est de la merde, explose Jean-Jacques Serbuisson.
Il faut être à l’article de la mort pour rentrer dans les cases, avoir 20 % d’incapacité ou entre 10 et 20 %. C’est un parcours du combattant pire que la reconnaissance d'une maladie professionnelle. Chez nous, aucun salarié n’a bénéficié de ce dispositif alors que beaucoup mériteraient d’être renvoyés chez eux. Ceux qui se renseignent sont très vite découragés par la paperasse et quand vous tombez malade, vous ne pensez qu'à une chose : vous soigner et vous n’avez pas le temps, ni la force de vous battre devant les administrations.»Opéré du nerf cubital,
«cadmié»,
«cassé», Alain, 55 ans dont 27 ans chez Saft, aurait aimé en bénéficier mais il n’a que 2 % d’incapacité:
«Il m'en manque encore 18 % !» Autour de la grande table de réunion, on se met à égrener les noms des copains malades ou morts foudroyés par les maladies, enterrés sitôt retraités : Jean-Pierre, Jacky, Dominique…
«On nous a dit que c’est parce qu'ils buvaient, qu'ils fumaient, mais jamais on n'a cherché à faire le lien avec le cadmium », dénonce Christophe, le représentant de Force Ouvrière. Lui, il a un cancer de la thyroïde, contracté il y a deux ans, qu’il pense lié aux conditions de travail.
« Vu ce qu'on entend, on n’y arrivera jamais »Jean-Claude craint de « mourir au travail » © Rachida El Azzouzi
Jean-Claude fait son entrée. Il vient de finir son service, arrive en boitant, plié en deux par une sciatique. Il a 54 ans mais il en paraît dix de plus, marqué, éprouvé par ses trente ans de carrière, à alterner les cycles, trois-huit, week-end, deux-huit et les postures pénibles.
«Cadmié», moniteur de découpe reclassé à la mise en tube, il devrait, dit-il, très sérieusement,
«normalement mourir au boulot vu ce que prépare le gouvernement». Divorcé depuis quatre ans, en partie à cause des horaires décalés, il rêve d’une pré-retraite
«pour faire des trucs banals, se reposer, se soigner, ne plus mettre de réveil».Joëlle a les mêmes aspirations :
« dormir, manger, se lever à des heures régulières, pouvoir regarder un film à l’heure ». Dans six mois, elle devrait connaître ces petites joies du quotidien. Elle remplit les conditions du
« décret Hollande » pour rejoindre, à 60 ans, son mari retraité de la chimie, parti à 57 ans dans le cadre d’une pré-retraite avantageuse.
« J’en ai marre, soupire-t-elle.
Il y a plein de gestes que je ne peux plus faire. Ce n’est pas de la mauvaise volonté mais la vieillesse, l’usure. La direction ne réalise pas qu'on arrive à un âge où on récupère moins bien qu’un jeune. Plus on vieillit, plus on nous en demande. »Cela fait longtemps qu’elle ne vient plus travailler avec le sourire,
« depuis que les patrons ont déshumanisé le travail, imposé un management par le stress ». Quand elle exécute une tâche, elle a
«l’impression de ne jamais faire comme il faut » et le vit
« très mal ». Elle devrait toucher 1 200 euros de retraite par mois après 42 ans de carrière. C’est peu mais elle est une femme. Son coefficient est resté bloqué à 170 quand les hommes finissent à 240.
Sa voisine, Véronique, 55 ans dont plus de 30 ans chez Saft, est pensive. Elle se demande
« quand ? » elle atteindra l’âge de la retraite et
« dans quel état ? » au train où vont les réformes. Elle a toujours travaillé même lorsqu’elle a divorcé, se retrouvant seule avec des enfants en bas âge. Pour pouvoir assurer leur garde en semaine, elle a fait les week-ends (deux fois douze heures) pendant six ans, s’arrangeant avec le père qui en récupérait la garde les samedi et dimanche.
Joëlle a tous ses trimestres mais pas l'âge légal© Rachida El Azzouzi
Depuis vingt ans, elle enchaîne les trois-huit,
« ce qui flingue une femme ». Elle est
« une des rares filles de l'usine en bonne santé », dit-elle en touchant le formica de la table. Toutes ses copines ont des TMS (troubles musculo-squelettiques), des pathologies, ou sont insomniaques. Si elle doit travailler jusqu’à 62 ans, elle ne se voit
« pas escalader les machines pour changer les broches» :
« Elles ont été mises au point pour des hommes jeunes », rigole-t-elle.
Elle a essayé de se reconvertir à l’aube de ses quarante ans, mais déjà à cet âge-là, on lui signifiait qu'elle était
« trop vieille ». Sa phobie étant
« la même que tous les Français », le chômage, elle tient le cap en espérant ne pas se retrouver comme la moitié des seniors à Pôle emploi en attendant la retraite. D’autant qu’elle vient seulement, à 55 ans, d'acquérir une maison, soit dix ans de crédit, à 400 euros par mois,
« au pire moment, celui où la direction décide de céder l'usine et de faire planer la menace sur l'emploi ». D'ailleurs, elle a une question à poser aux politiques:
« N'est-ce pas absurde de reculer la retraite encore et encore alors que le chômage explose ? »
Benoît, 35 ans© Rachida El Azzouzi Benoît, 35 ans, l'un des rares jeunes de l’usine, écoute ces anciens qui carburent souvent aux anti-dépresseurs angoisser autour de la retraite. Pour lui, c’est
« l’horizon impossible » :
« Vu ce qu'on entend, on’y arrivera jamais. » Et il n’est pas le plus à plaindre.
« Dans le bassin charentais sinistré par la crise où seul le cognac résiste, les copains de ma génération sont soit au chômage soit intérimaires. »Ce qui l’inquiète, c’est cette question de la prise en compte de la pénibilité au travail qui devrait être
« la priorité des gouvernements». Même s'il
« mange moins de cadmium» que les anciens, ce jeune père de famille ne veut pas
« mourir au travail ou à cause du travail ». Dans son atelier, un couple, lui, une cinquantaine d'années, elle, un peu moins, vient de se découvrir une maladie aux poumons.
« Vous imaginez ? » articule-t-il.