Après nos Estivales qui ont eu lieu à Grenoble, ma rentrée politique a connu un inattendu détour me faisant passer de l’autre coté de la méditerranée, en Tunisie, pour 48 heures.
Décision prise rapidement, me voilà embarqué dans une délégation du Front de Gauche composée de
Michèle Demessine, Sénatrice du Nord (PCF) , de
Tarek Ben Hiba, Conseiller régional Ile-de-France ( FASE) et
Henri Mermé pour les Alternatifs en route vers Tunis. Notre objectif était d’affirmé notre solidarité avec le fort mouvement populaire qui se lève contre le gouvernement actuel de Tunisie, et qui a notamment rassemblé deux manifestations de masse (plus de 200 000 personnes) à Tunis cet été, et aussi l’action de
« retrait » de plus de 60 députés (sur 217) qui ne siègent plus pour manifester leur désaccord profond avec l’évolution de la situation.
Pour une meilleure compréhension, il est nécessaire de faire quelques rappels des principaux faits politiques depuis les élections du 23 octobre 2011 (auxquelles je m’étais déjà rendu avec une délégation du PG). A cette occasion, une coalition de 3 formations, que tout le monde nomme ici la « Troïka » avait été porté au pouvoir. Il s’agit des partis Ettakatol (social-démocrate, lié à la 2
e Internationale socialiste), du Congrès Pour la République (CPR, fondé par
Moncef Marzouki, ex opposant historique au dictateur
Zine Ben Ali, devenu Président de la République) et d’Ennahda (parti islamiste et principale force de cette alliance). Ces derniers se sont vu octroyés les 3 ministères régaliens : l’Intérieur, la Justice et les Affaires étrangères. Depuis cette élection, il apparaît que le gouvernement a échoué sur le terrain économique et social. L’inflation est à 6,5 % par an et le chômage ne cesse d’augmenter, frappant même désormais jusqu’à plus de 30 % des jeunes diplômés.
Pour faire face à une situation financière catastrophique, le gouvernement a décidé de faire appel au Fond Monétaire International (FMI) pour obtenir un prêt d’environ 1,4 milliard d’euros sur deux ans. Je profite de l’occasion pour rappeler qu’en 2008, le FMI, alors dirigé par M.
Dominique Strauss-Kahn avait qualifié ainsi la Tunisie du dictateur Ben Ali :
« La politique économique qui est conduite est saine, et je pense que c’est un bon exemple à suivre pour les pays émergents. » sans commentaires. Je reviens au présent. En échange, pour plaire au FMI aujourd’hui dirigé par Mme
Christine Lagarde, le gouvernement doit s’engager à des
« réformes structurelles » (pour utiliser la nov langue technocratique) dont les conséquences sociales seront lourdes pour le peuple tunisien. Les fonctionnaires devraient voir leur salaire gelé, les subventions publiques pour les produits de premières nécessités vues à la baisse, et on annonce l’augmentation du prix du carburant ainsi que le relèvement de la TVA. Bref, sur le plan économique, il semble selon les différents témoignages (et quelques études d’opinion, toujours à prendre avec réserve) le gouvernement déçoit fortement et notamment dans les milieux les plus populaires qui avaient voté Ennahda en pensant qu’ils allaient améliorer le quotidien.
Mais l’inquiétude qui monte aussi se situe aussi sur le plan des libertés démocratiques. Depuis deux ans, la violence a fait un retour en force dans la vie politique. Les ignobles assassinats de notre camarade
Chokri Belaid, le 6 février 2013, et du député
Mohamed Brahmi le 25 juillet, en sont les tristes preuves qui sont parvenus jusqu’à nous. Mais déjà, le 18 octobre 2012,
Lotfi Naghedh, militant du Parti Nida Tounès, avait été battu à mort. Le 4 décembre 2012, le siège du grand syndicat UGTT avait été attaqué, de même que des meetings, des journalistes, des intellectuels, des expositions de photos, des lieux de débits d’alcools, etc. Les coupables ? Ils sont à trouver du cotés des milices religieuses salafistes armées, qui se désignent comme les
Ligues de Protection de la Révolution (LPR). Ces fascistes font régner un climat de peur chez tous les démocrates et semblent agir grâce à une certaine passivité, voire une complaisance, de la part des pouvoirs publics. Des syndicats de police attestent que des liens existent avec les uns et les autres.
Rached El Ghannouchi, le dirigeant historique d’Ennhada, a publiquement dit de cette mouvance :
« elle me rappelle ma jeunesse » et
« ils cherchent à promouvoir une nouvelle culture ». Parallèlement, ce parti continue de placer parmi les gouverneurs des 24 régions, dans les rouages de l’administration, de l’armée, de la police des gens qui lui sont liés. Cette situation ne peut donc plus durer.
Face à cet échec économique et social patent, et face à cette violence qui se développe et à ce « grignotage » progressif des postes clefs du pays par Ennahda, le paysage politique d’il y a deux ans, s’est profondément modifié. D’abord, les forces de gauche indépendantes du gouvernement, se sont regroupées dans un
Front Populaire (FP) qui compte 7 députés. Le principal parti de ce Front populaire est le
Parti des Travailleurs (ancien Parti Communiste des ouvriers Tunisiens PCOT) dont le porte parole emblématique est
Hamma Hammami. Le FP est aussi composé du
Parti Populaire Démocratique Unifié (PPDU), dans lequel militait
Chokri Belaid, et le Courant populaire de
Mohamed Brahmi. Au sein du FP, on trouve aussi Al-Qotb (le Pôle) assez proche du Parti de Gauche. Dans la vie politique actuelle, tout le monde s’accorde à considérer que le
Front populaire a actuellement le vent en poupe. Mais, l’évènement étonnant est aussi la constitution de l’
Union Pour la Tunisie (UPT) qui regroupe des syndicalistes, des démocrates, des technocrates, des libéraux, et des formations comme
Nida Tounes (appel pour la Tunisie),
Al-Massar, le
Parti socialiste de gauche, le
Parti du Travail patriote démocrate,
Al-Joumhouri, etc.. Au total, l’UPT compte 29 députés.
Pour aller à l’essentiel, ce qui est nouveau dans cette recomposition politique, est que désormais le
Front Populaire et l’UPT s’unissent dans un
Front de Salut National (FSN), qui exige essentiellement deux points immédiats : la démission du gouvernement actuel et la dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Je rappelle que cette dernière, élue pour seulement un an en octobre 2011, avait pour principal mandat la rédaction d’une Constitution (tâche qu’elle n’a pas encore achevée). C’est d’ailleurs aussi sur ce point que les tensions s’exacerbent car les formations qui composent le FSN considèrent qu’Ennahda et la Troïka sont particulièrement déloyaux dans ce travail de rédaction, ne respectant pas les travaux des commissions, déformants des articles, etc… De plus, pour éviter, que Ennahda utilise ses positions actuelles pour verrouiller encore plus à son avantage l’appareil d’Etat, le FSN demande le départ de l’équipe actuelle et la constitution d’un gouvernement technique, dans le but de préparer de nouvelles élections dans des conditions claires et démocratiques, ce qui ne pourrait avoir lieu, selon eux, pas avant 6 mois. Dans ces revendications immédiates et élémentaires, le FSN est rejoint par la puissante centrale syndicale UGTT qui joue un rôle majeur dans l’opposition au gouvernement et même par le syndicat patronal UTICA qui exprime aussi un ras-le-bol face à ce qu’il considère comme une incompétence d’Ennahda et ses hommes.
Voilà donc quelques axes essentiels de la situation (que j’ai résumé à grands traits, je m’en excuse auprès des spécialistes). Il semble donc que l’on assiste à un phénomène de « polarisation » de la vie politique, qui selon moi va aller s’accélérant, où l’on trouve d’un coté le bloc Ennahda qui est la seule colonne vertébrale, disposant encore d’une base sociale, réelle de la Troïka et en face le Front de salut national (FSN). Je dois également dire que le président actuel de l’Assemblée nationale constituante (ANC)
Mostpha Ben Jaâfar, pourtant dirigeant d’Ettakatol, a lui aussi suspendu son activité, ce qui bloque pour l’instant totalement la fonctionnement de l’ANC qui ne se réunit plus. Cette attitude témoigne de la crise des formations qui ont fait le choix de composer une alliance avec Ennahda et qui se disloquent progressivement, perdant leurs élus et leur base sociale et électoraleDans ce contexte là, notre délégation a rencontré les principales formations du FSN. Les différentes photos qui illustrent ce billet en témoignent. Dès notre arrivée, vendredi soir, nous nous sommes rendus Place du Bardo, où nous avons rencontrés des députés actuellement en « retrait ». Parmi les éléments qu’ils nous ont fait partager, je retiens aussi leur déception (et même leur colère) face à l’attitude de la France et de
François Hollande en particulier. Ce dernier, lorsqu’il s’est rendu en Tunisie, a apporté un soutien au gouvernement actuel, alors que les forces du FSN attendaient une autre attitude. De même, ici tout le monde s’indigne du discours va-t-en guerre du gouvernement français, aligné sur la diplomatie américaine. Beaucoup craignent, en cas d’intervention militaire, un grand embrasement de la région.
Puis, samedi matin, la délégation du Front de Gauche s’est rendue à une conférence de presse du PPDU, où nous avons retrouvés le député
Mongi Rahoui, qui nous avait accueilli la veille, et
Besma Belaid, la veuve de
Chokri Belaid, qui a tenu encore publiquement à remercié le Front de gauche de l’accueil que
Jean-Luc Mélenchon lui avait accordé lors de nos Estivales à Grenoble. Avec émotion, elle a souligné que Jean-Luc avait terminé son discours par ces mots
« Nous sommes tous des Chokri Belaïd ! ». Ensuite, nous sommes allés au siège du Pôle où
Riad Ben Fadhel nous a accueilli et nous a fait partager ses analyses de la situation. J’ai aussi retrouvé avec plaisir ma camarade
Mouna Mattari. Enfin,
Hamma Hammami est venu aussi à notre rencontre, pour nous donner les derniers détails des négociations en cours. Par la suite, nous nous sommes rendus au siège de l’UPT, où nous avons été reçu par les différentes composantes et notamment le député
Samir Taieb. Au terme de ces discussions, qui toutes convergeaient, avec des sensibilités différentes, sur les mêmes conclusions, nous sommes retournés Place du Bardo, où nous avons tenus une conférence de presse (
cliquer ici). Enfin, nous avons rejoint les milliers de manifestants qui composaient une longue « chaîne humaine », joyeuse et déterminée, jusqu’à la Khasba (siège du gouvernement) en signe de protestation.
[justify]Pour des raisons matérielles, je dois conclure ce premier billet, déjà trop long, que je rédige de Tunisie, mais je reviendrai dans un prochain sur ce voyage et ses leçons politiques.